
En ce début d’année 2024, je me vois commencer une nouvelle année épuisée, sans motivation, sans projets, sans espoirs que tout ira mieux un jour, que je retrouverai de l’énergie et du temps pour mon activité artistique, sans espoir de retrouver ma flamme intérieure, ma joie. Tout s’est éteint le jour de l’annonce de son diagnostic. Jusqu’à l’envie de construire des projets.
Parce qu’avec ce que nous avons vécu et ce que nous vivons, déjà il faudrait une énergie folle, ce que je n’ai absolument pas et Gérald non plus, et surtout, si c’est pour que tout soit détruit à nouveau, alors à quoi bon ? Notre vie est faite de corvées.
Prendre soin de lui, le soutenir pour surmonter la maladie, les handicaps sont un challenge de tous les jours. J’en ai marre ! Mon corps, mon coeur, mon esprit, tout est épuisé. Je continue parce que je n’ai pas le choix. Mais pas de joie, mon corps est lourd, tout le temps, mon âme est triste, je n’ai pas envie de me lever le matin, je n’ai plus envie de m’occuper de mon petit, je ne supporte plus rien.
Je ne supporte plus de le nourrir avec cette machine, par ce trou dans son ventre. Marre d'être stressée à chaque alimentation. J’en peux plus de le voir gémir, s’énerver car c’est trop long pour son petit corps qui a envie de bouger.
Je ne supporte plus de le voir vomir, s’étouffer.
Je ne supporte plus de le porter, tout le temps.
Je ne supporte plus de répéter encore et toujours les mêmes stimulations, l’encourager, l’inviter à faire des choses qui devraient être faciles pour lui depuis bien longtemps.
J’en peux plus de relancer sans cesse les professionnels, de tous ces rendez-vous, tout cet administratif, ces prises en charge qui me semblent parfois ne servir à rien.
J’en peux plus de faire les soins du bouton 6 à 8 fois par jour.
J’en peux plus d’avoir peur qu’il s’arrache le bouton.
J’en peux plus de le voir se taper la tête contre les objets parce qu’il ne parle pas et n’arrive pas à se faire comprendre.
J’en peux plus qu’il ne puisse pas voir d’autres enfants car il ne faut surtout pas qu’il tombe malade cet hiver, sinon c’est un retour en arrière catastrophique. Elle est où son enfance ? La joie d'avoir des copains ?
J’en peux plus de demander aux gens de ne pas le toucher, de se laver les mains, d'annuler nos rendez-vous parce que la personne que l'on veut voir est malade.
J'en peux plus de recadrer les professionnels qui ne respectent pas Angelo dans sa sensibilité et sa douleur et qui, en réponse, nous culpabilise ou minimise les choses.
J’en peux plus de tous ces professionnels qui nous donnent mille et un conseils qu’il faut mettre en place à la maison pour stimuler et soigner Angelo, nous sommes surchargés de choses à faire pour lui, où voulez-vous qu'on case tout ça? On a tous les trois besoin de respirer. Angelo a besoin d'une vie d'enfant et non pas d'être un cobaye sur lequel on teste tout parce qu'on ne connaît pas son syndrome et qu'il "faut essayer pour voir si ça marche"
Marre de tous les patchs à lui mettre tous les jours sur un oeil (pour faire travailler son autre oeil) et sur sa cuisse (anesthésiant pour les piqûres). Marre des piqûres, du passage des infirmières, de gérer Tchenlou ( notre chien) pour ne pas qu'il les "agresse". Marre des médicaments à donner.
J’en peux plus de rester enfermé à la maison.
J’en peux plus de stresser dès qu’il a trop de soleil dans les yeux car les UV et lumières intenses risquent de détériorer sa rétine...et de le rendre presque aveugle un jour.
J’en peux plus de voir d’autres enfants en bonne santé et faire des choses qu’Angelo est incapable de faire alors qu’ils ont plus d'un an de moins que lui.
J’en peux plus de me laver les mains 50 fois par jour.
J’en peux plus d’avoir tout le temps peur que les autres nous refilent et lui refile leurs microbes. Parce que pour lui, les microbes = ça prend une ampleur plus importante que les autres enfants + perte de tout le poids en quelques jours alors qu’il a mis des mois à le prendre. Marre de stresser dans les magasins à la moindre personne que j'entends tousser.
J'en peux plus d'être inquiète pour son avenir et de chercher sans cesse des solutions pour l'aider à évoluer le mieux possible. Et en fait, de ne rien trouver de convaincant.
J'en peux plus de toute la logistique du quotidien qui rend impossible la spontanéité et les changements de programme. Tout doit être minutieusement organisé à l'avance, le rythme de la journée est imposée par les alimentations, pas d'entorses possible.
J’en peux plus d’encore et encore lui proposer à manger et de récolter des refus.
J'en peux plus de ne pas dormir la nuit car Angelo se réveille beaucoup et parfois passe des heures éveillé, à gémir... peut-être de douleur à cause du produit qu'on lui injecte ou d'impatience car il ne bouge pas assez son petit corps la journée. Si au moins nous avions de bonnes nuits, ça aiderait un peu !
Marre de trop de choses ... la liste est loin d'être finie !

Bien sûr que tout n'est pas sombre. Il y a des évolutions mais à vrai dire, en ce moment, ça me demande aussi des efforts de me réjouir.
J'en peux plus qu'on me dise : "c'est super tout ce qu'il fait, il est magnifique, tout va bien en fait !" ou bien "il avance à son rythme, il rattrapera son retard plus tard."
Mais non non non ! Lui, jamais il ne rattrapera son retard. Ce qui ne sera pas acquis à l'orée de son âge adulte, ce sera perdu à jamais. Et tout ne va pas bien, loin de là.
C’est long, c’est lent, c’est énorme à porter au quotidien tout ça. Ce n’est pas pour rien qu'un enfant en bonne santé se développe rapidement et naturellement. Souvent, les parents disent qu’ils n’arrivent pas à suivre le rythme de leurs petits tellement ça va vite. Et c'est justement ça qui booste les parents, qui leur donne confiance, qui fait qu'ils se sentent de bons parents qui font bien les choses, qui allège rapidement les choses car l'enfant s'autonomise. Nous, c’est le contraire, on voudrait que ça avance plus vite. L'autonomie pour Angelo, on en est encore très loin. Il a plus de deux ans et nous en sommes encore à faire pour lui tout ce qu'on fait pour un bébé de 6-12 mois.
Tout le monde voit du positif pour nous. On nous dit que ça fait grandir, que la vie nous a apporté cette épreuve pour grandir, qu’il va y avoir forcément du mieux après, qu’on va devenir des personnes « meilleures », plus fortes, plus éveillées ou autre. Mon dieu ! Arrêtez de fuir la réalité des choses. Je pense que ça arrange bien certains de se persuader qu'on est capable de traverser cette épreuve, qu'on est les meilleurs parents du monde pour Angelo car au moins, ça déculpabilise. Vous vous dites : "ça va aller, ils gèrent super bien et en plus, ça les fait grandir, pas besoin que j'aille les aider, ils n'ont pas besoin, ils sont au top !".
Nous, ce que l’on vit, c’est de l’anéantissement, de la douleur continuelle, beaucoup de stress et de soins chronophages au quotidien, de l'épuisement.
Est-ce que vous allez dire à une Maman qui vient de perdre son enfant que c’est une épreuve qui la fait grandir ? Non ! Est-ce que vous allez dire à quelqu’un qui vit dans un pays en guerre que cette épreuve va le rendre plus fort ? Non ! Est-ce que vous allez dire à des parents qui viennent d’apprendre que leur fils vient d’avoir un accident et a été amputé des 2 jambes et a perdu l'usage de la parole que ça va aller, que ses jambes vont repousser, qu'il va retrouver le chemin des mots et que c’est une chance de vivre ça ? Non !
Franchement, stop ! Angelo a eu un accident génétique ! C’est un terrible accident car il n’y a rien qui peut reformer la partie manquante de son gène et il n’y a rien qui peut soigner les tonnes de conséquences. Et jamais de la vie je me sens chanceuse de vivre ça, jamais je suis en train de me dire : "oh mais c'est cool, ça me fait grandir, j'aimerais bien qu'Angelo continue d'aller à l'hôpital et soit dans la merde pour encore plus me faire grandir", jamais je me dis : "ça va aller, dans quelques mois, tout va s'arranger, tout ira mieux" parce que depuis qu'Angelo est né, même quand je me disais cela, c'était sans cesse le contraire qui se passait. Parce qu'avec la maladie qu'a Angelo, je sais qu'il est plus fragile que les autres enfants et donc qu'il a plus de risque de mourir. Chaque jour j'y pense. Et j'ai connu des proches qui ont vécu drames sur drames. Ce n'est pas parce qu'ils ont vécu un premier drame que ça a empêché qu'une deuxième drame arrive.
Arrêtons de se voiler la face et de toujours vouloir absolument que les choses soient positives et finissent bien.

Tout le monde se focalise sur ces rares personnes qui ont sublimées leurs épreuves et qui en ont fait quelque chose de beau. Mais nous oublions les nombreuses personnes qui sont détruites à vie par un drame et qui ne se relèvent jamais. Ou alors celles qui se relèvent mais qui vivent dans leur intimité avec une douleur sans fond. Même dans celles qui aident les autres et qui subliment l’épreuve, je pense sincèrement que la douleur reste présente même si elles ne le laissent pas paraître.
Alors arrêtons de faire comme si les choses finissent toujours bien et qu’un jour tout ira mieux et nous serons des êtres magnifiques, que nous allons devenir des héros…arrêtons d’être aveugle. La réalité de la vie n’est pas celle-ci. Dans nos pays, nous croyons trop en le fait qu’on peut échapper à la souffrance. Parce la maladie, le handicap, la mort, on l'écarte de nos vies, de nos lieux publics, on ne la voit pas donc on pense qu'elle ne nous atteindra pas. Parce qu'on vit dans du coton dans notre pays. Parce qu’on croit que c’est parce qu’on est des personnes méritantes, parce qu’on travail dur, parce qu’on est bien « aligné » que nous avons de bonnes conditions de vie et que même si une épreuve arrive, c’est pour notre bien, c’est pour nous éveiller encore plus. On peut le voir comme ça et ça peut aider d’une certaine manière. Mais perso, maintenant que je vis ce que je vis, je m’aperçois que ce n’est que de la fuite de la souffrance. Surmonter une épreuve, je pense sincèrement qu'il faut commencer par regarder en face la douleur, la réalité avant de dire que c'est une chance et de pouvoir en faire quelque chose de positif.
Et ça ne prend pas trois mois, ça va peut-être prendre des années et encore, si on y arrive, si on a la force mentale, physique et émotionnelle, si on a de l’aide, beaucoup d'aide, des personnes aimantes et soutenantes autour de nous, si on est bien accompagnés par des professionnels (ce qui est loin d'être le cas) et aussi si on a les conditions matérielles et financières.
Ici, je parle évidemment en notre nom mais au nom des nombreuses familles qui vivent ce que nous vivons avec leur enfant, leur proche en situation de handicap ou de vieillesse etc.
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